Les économistes Alain Trannoy et Étienne Wasmer — membres du projet de recherche « Le rôle du foncier dans les marchés immobiliers » — émettent l’idée d’une taxe annuelle de 2 % sur la valeur foncière, en contrepartie d’allègements substantiels sur la fiscalité du travail et du capital. Une clé, selon eux, pour concilier l’objectif de zéro artificialisation nette avec la modération des prix du foncier et de l’immobilier — tout en remodelant profondément le modèle de financement des collectivités locales et de la Sécurité sociale.
Vous proposez de réinventer la taxation du foncier en France : d’où partons-nous en la matière ?
Alain Trannoy : Il y a un actif, en France, dont la valeur a considérablement augmenté ces trente dernières années : le sol, et en particulier le foncier urbain. La valeur foncière est entendue sans prendre en compte les constructions qui se localisent sur ces parcelles et en retranchant les emprunts en cours qui servent à son acquisition. Aujourd’hui, la valeur du sol représente le triple de la valeur du produit intérieur brut (PIB), contre une seule fois en 1950.
Différents phénomènes peuvent l’expliquer : du côté de la demande et de l’offre de logement, du côté de la régulation urbaine, ou encore du côté de mouvements plus mondiaux et non spécifiques à la France. Parmi ces derniers, nous pouvons citer : la baisse des taux d’intérêt réels, la démographie, le taux de croissance des progrès techniques… Pour ces raisons, cette hausse des prix du foncier est, selon nous, amenée à, si ce n’est s’amplifier, au moins perdurer, ce qui crée de nouvelles questions en matière de politiques fiscales.
Le financement de la Sécurité sociale a été inventé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans un monde où le foncier ne valait pas grand-chose — on s’est donc appuyés à l’époque sur les deux grands facteurs : le travail et donc les salaires d’une part, le capital et donc les profits, d’autre part. La réapparition de la rente au travers du poids des loyers, ont alors été complètement oubliés. Nous sommes restés sur la vieille taxe foncière, héritière de la Révolution française, dont les bases nous semblent aujourd’hui obsolètes.
Face à ce constat, quelle est la proposition que vous formulez avec Etienne Wasmer ?
A.T. : Nous plaidons pour une nouvelle taxe foncière, qui remplacerait l’ancienne, ainsi que l’impôt sur le revenu des personnes physiques, les droits de mutation à titre onéreux (DMTO) [souvent assimilés aux « frais de notaire »], la taxation sur les loyers à travers les cotisations sociales, la contribution sociale généralisée (CSG) et la contribution pour le remboursement de la dette sociale (CRDS), ainsi que la taxation sur les plus-values. Cette nouvelle taxation reposerait sur la valeur du sol.
Une première « petite » réforme porterait sur une taxe à hauteur de 1 % de la valeur vénale du foncier — avec des gains d’efficacité liés au remplacement d’autres taxes. L’autre proposition, plus maximaliste, ajouterait un deuxième pour cent de taxe, qui servirait à financer la Sécurité sociale, en remplacement des cotisations sociales, ce qui correspondrait davantage à la création de valeur ajoutée en France. Chaque année, vous payez 2 % de la valeur de votre terrain, quelle que soit son occupation. En revanche, vous ne payez plus d’impôt sur le revenu, et, si vous êtes salarié, du fait de la baisse des cotisations sociales, votre revenu net augmente.
C’est du georgisme dans le texte ?
A.T. : Henry George n’est plus très connu aujourd’hui, en particulier en France. Il a pourtant écrit un best-seller au XIXe siècle. Chef d’entreprise, homme politique, économiste, il constate l’émergence de San Francisco et observe la manière dont des fortunes se créent très rapidement sur la richesse foncière et sur l’anticipation des effets d’agglomération. Dans Progrès et Pauvreté, il montre comment la valeur de la terre progresse dans les centres urbains, au détriment des habitants qui peinent à se loger. Il est le premier économiste à comprendre cet accaparement de la rente foncière et ses effets sur la pauvreté. Il souligne également que cette plus-value provient d’effets externes, générés par des activités publiques, comme les transports, ou des activités privées, comme l’implantation d’un cinéma, par exemple. Autrement dit, les propriétaires ne sont pas responsables de la valorisation de leurs actifs.
Sa proposition à l’époque consiste à taxer à 100 % les revenus locatifs, ce qui revient à une sorte de nationalisation, puisque les loyers seraient payés à la collectivité publique. C’est un peu ce qu’on trouve aujourd’hui à Singapour, où 75 % de la terre est possédée par l’État. Au même moment, Léon Walras, autre figure importante dans l’histoire de la pensée économique, plaide pour une nationalisation des terres par l’État. Notre proposition est un peu différente, puisque nous ne proposons pas de taxer les loyers, mais la valeur de la terre. Elle s’inspire d’Henry George, mais aussi de Maurice Allais, qui, dans les années 1970, proposait de taxer à hauteur de 2 % l’ensemble du capital physique.
Arnaud Bouissou - Terra ©
On dit parfois que les taxes foncières mettent d’accord tous les économistes, de gauche comme de droite. Comment est perçue votre proposition ?
A.T. : Notre ambition était effectivement de voir comment la communauté des économistes accueillait cette proposition, avant de chercher à convaincre la puissance publique. Elle ne rencontre, pour le moment, pas de commentaires négatifs, parce que la terre présente des avantages indiscutables comme base taxable : c’est un actif qui ne se déprécie pas, contrairement au matériel, aux machines et aux bâtiments. C’est un actif qui ne peut pas se transporter, se délocaliser, donc l’optimisation fiscale est extrêmement réduite. Et c’est un actif qui est aussi une réserve de valeur, tout en étant liquide, comme la monnaie ou l’or. En 2023, la valeur du sol représentait 42 % de la richesse nationale. De ce point de vue, la France occupe une situation opposée à celle d’autres pays, comme les États-Unis, l’Allemagne ou les Pays-Bas, où la richesse est plutôt constituée d’actifs industriels, commerciaux ou de services.
Pourquoi la puissance publique n’a-t-elle pas davantage appuyé sur ce levier par le passé ?
A.T. : Notre proposition intervient dans un paysage fiscal déjà très complexe. La répartition des nouvelles recettes se heurterait donc sans doute à la question de sa répartition entre l’État et les différents niveaux de collectivités locales. Nous imaginons aussi une part de résistance compréhensible de la part de Direction générale des finances publiques, fidèle à l’adage selon lequel « un vieil impôt est un bon impôt » ; tant qu’on ne sait pas si un impôt va bien recouvrer, c’est un risque majeur pour elle. Nous continuons les travaux dans cette direction pour montrer qu’il existe des façons simples de calculer, pour chaque contribuable, la base fiscale de cette taxe foncière. La question concerne d’ailleurs presque tous les pays développés. Le Luxembourg, par exemple, adopte, une nouvelle taxe foncière portant sur la valeur des terrains constructibles. C’est une taxe avec un faible taux, fixé à 0,2 %, mais tout de même.
Qui seraient les gagnants et les perdants de cette réforme ?
A.T. : Nous pensons que, globalement, la France serait gagnante en matière d’efficacité économique. Notre taxation aurait comme effet un transfert fiscal important vers les propriétaires de foncier dans les centres urbains, dont on sait qu’il s’agit de ménages plutôt aisés et âgés. À l’inverse, ce transfert allègerait la charge qui pèse sur les propriétaires de foncier là où son prix est peu élevé, notamment en milieu rural.
Seraient également gagnants : les ménages ne disposant pas de richesse foncière (les non-propriétaires) ; en train d’acquérir un patrimoine foncier (les ménages remboursant un crédit immobilier, parmi lesquels beaucoup de primo-accédants) dans la mesure où la valeur des emprunts serait défalquée de celle du foncier ; les ménages redevables des différents impôts et cotisations sociales qui seraient amenés à être supprimés, au premier lieu desquels les salariés.
Au-delà de l’aspect purement fiscal, on peut imaginer que votre proposition transformerait profondément le monde du logement.
A.T. : Notre proposition ne porte que sur la valeur du foncier : on ne taxe donc plus du tout le bâti. Les propriétaires sont donc incités à investir et à développer leur foncier là où il y a de la demande, dans le respect des règles d’urbanisme, sans aucun impact sur leur taxe foncière. En termes économiques, les agents cherchent toujours à limiter leur base fiscale [l’ensemble des éléments sur lesquels s’applique un impôt] : autrement dit, c’est un instrument naturel de densification, un outil pour atteindre le ZAN sans effort. Cette taxe permet de faire d’une pierre trois coups : simplifier le financement des collectivités locales, résoudre en partie le problème du financement de la Sécurité sociale (un point de taxe foncière représente 65 milliards d’euros !), et faire appliquer le ZAN autrement que par la contrainte administrative.
En parallèle, nos simulations nous mènent à estimer une baisse des prix du foncier. En ordre de grandeur plausible, une taxe à 2 % entraînerait une baisse de 10 % à 15 % des valeurs foncières — sachant que, dans l’ancien, on estime que le seul critère de la localisation explique environ la moitié des niveaux de loyers observés.
Cela représenterait une réforme fiscale de très grande envergure, dans quelle mesure est-elle réalisable ?
A.T. : La France de l’après-guerre a innové en matière de fiscalité avec la création de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), et a été suivie par tous nos voisins européens, avec des gains d’efficacité très importants. J’aimerais que mon pays soit à nouveau capable d’être à l’initiative, et de se lancer !
Propos recueillis par Hugo Christy.
Crédits photos : Arnaud Bouissou – Terra ©