15.09.2024

La multipropriété foncière et immobilière : quels effets sur les marchés locaux et quels enjeux de régulation ? Présentation du projet de recherche avec Laure Casanova Enault

Dans le cadre du programme Les défis économiques d’un foncier et d’un logement abordables, l’équipe de recherche conduite par Laure Casanova Enault cherche à caractériser les multipropriétaires et les rapports qu’ils entretiennent à leurs biens. Elle a également pour objectif d’identifier les effets du développement de la multipropriété sur les marchés immobiliers et fonciers, en mettant en avant des types de comportements spécifiques.

Laure Casanova Enault, maître de conférences en géographie à l’Université d’Avignon, conduit le projet de recherche « La multipropriété foncière et immobilière : quels effets sur les marchés locaux et quels enjeux de régulation ? ». Son équipe de recherche est pluridisciplinaire, puisque constituée des économistes Rémi Lei (ESPACE, Université d’Avignon), Pierre-Yves Cusset (France Stratégie), Clément Dherbécourt, Manon Decremps (France Stratégie — ESPACE), des géographes Guilhem Boulay et Antoine Peris (ESPACE, Université d’Avignon), de Martin Bocquet (CEREMA) spécialiste des données foncières, ainsi que du sociologue Loïc Bonneval (Centre Max Weber, Université Lyon-2).

 

Pouvez-vous nous présenter votre projet de recherche?

Notre projet vise avant tout à comprendre l’évolution des rapports qu’entretiennent les ménages avec la propriété foncière et immobilière. Depuis les années 1980 — et en particulier depuis 2010 — nous assistons à une stabilisation du taux de propriétaires occupants, quand bien même les enquêtes d’opinion indiquent que l’accession à la propriété est un désir profondément ancré chez les Français. A priori, la stagnation observée n’est pas tant une question de moindre désir de devenir propriétaire que le résultat du durcissement des conditions d’accès à la propriété. Ces difficultés sont avant tout déterminées par le niveau de richesse des ménages, et secondairement par leur âge.

En parallèle, ¼ des ménages français sont aujourd’hui multipropriétaires, c’est-à-dire propriétaires de deux logements ou plus. Au travers de nos recherches, nous cherchons donc à comprendre comment s’est formée cette catégorie des multipropriétaires — en étudiant leurs différents profils — et à analyser les répercussions de leur présence sur les marchés locaux. En quoi leur présence peut-elle générer une éviction socioéconomique de certains profils de ménages ? En quoi peut-elle aboutir à un certain type de développement urbain et à la production de certains types de logements — par la défiscalisation par exemple ? En quoi le développement de rapports financiarisés à l’immobilier peut-il transformer le parc de logements ? Souvent, la multipropriété est appréhendée de façon fragmentée, selon des entrées différentes : multiplication des locations meublées de tourisme, poids des résidences secondaires, défiscalisation immobilière… Pourtant, ces différents phénomènes relèvent d’une même tendance globale des marchés du logement.

Dans le même temps, on s’aperçoit que la dimension foncière est souvent absente des réflexions actuelles sur la multipropriété immobilière. Pourtant, nous pouvons formuler l’hypothèse que les multipropriétaires ou, en tout cas, certains d’entre eux prennent position sur les marchés fonciers urbains en devenir avec des comportements d’anticipation, des enjeux de connaissance des marchés…

 

Quels sont les grands résultats de recherche préexistants sur lesquels vous avez fondé votre projet?

La littérature montre deux principales tendances dans l’évolution des rapports qu’entretiennent les ménages avec la propriété foncière et immobilière. Le premier fait marquant est la hausse historique des prix fonciers et immobiliers à laquelle nous avons assisté depuis les années 2000 en France, mais aussi dans la plupart des pays de l’OCDE. En parallèle, nous nous trouvons dans un contexte d’affaiblissement progressif de l’État-providence, comme en témoignent les réformes récentes des systèmes de retraite ou d’assurance-chômage. Cela a conduit les ménages à vouloir sécuriser financièrement leurs parcours de vie, d’où le basculement vers un modèle de l’asset-based welfare [protection sociale individuelle assurée par la détention d’actifs]. De ce fait, ils ont développé un attrait pour l’investissement immobilier afin de se constituer un patrimoine, à la fois source d’enrichissement et de sécurisation des parcours de vie. De plus, ce mouvement a été soutenu par l’État, au travers de dispositifs favorisant l’accession à la propriété ou la défiscalisation de l’investissement locatif. Finalement, ces travaux auraient conduit à un changement de régime de propriété depuis 2010 : la littérature internationale parle, dans un certain nombre de pays, d’une ère de la post-propriété marquée par l’émergence d’une generation rent [adultes aux parcours résidentiels bloqués dans une situation de locataires].

Plus largement, notre projet de recherche se situe dans la continuité des travaux d’économie des inégalités, en particulier ceux de Thomas Piketty et de Gabriel Zucman qui ont tous deux montré la tendance à l’accroissement des inégalités entre les ménages, notamment liée à la valorisation des actifs immobiliers. Ils prolongent également les travaux engagés avec Renaud Le Goix  dans le cadre du programme de recherche Wisdhom, qui avaient montré l’importance des inégalités générées par les marchés immobiliers locaux.


Crédits photos : Gérard Crossay – Terra©.

Quelle méthodologie de recherche employez-vous ?

Dans notre projet de recherche, nous employons essentiellement des méthodes quantitatives pour objectiver empiriquement la multipropriété. Nous travaillons en outre sur quatre agglomérations concernées par différents niveaux de tension du marché : Bordeaux — dont la Métropole est partenaire du projet et suit étroitement l’évolution de la recherche —, Lyon, Avignon et Nevers. Pour ce faire, nous avons tout d’abord constitué une base de données inédite sur la multipropriété foncière et immobilière grâce aux données fiscales, de sorte à dresser une typologie fondée sur des critères statistiques et spatiaux, liés à la localisation du patrimoine détenu. Pour l’heure, nous nous sommes restreints aux personnes physiques, car la prise en compte des sociétés civiles immobilières (SCI) est délicate. Ensuite, nous avons appliqué des méthodes économétriques à cette base, afin d’analyser les répercussions de la multipropriété sur les marchés de la location et de l’acquisition.

Notre projet comprend également une phase d’enquête auprès de propriétaires correspondant aux différents profils de multipropriétaires, pour mieux comprendre les rapports sociologiques qu’ils entretiennent à leur patrimoine. Cela nous permettra d’observer dans quelle mesure ces différents types de propriétaires entretiennent ou non un rapport financiarisé au foncier et au logement — ce qui nous sera utile pour comprendre si ce rapport est assorti de comportements spécifiques sur les marchés. Enfin, nous observerons les politiques la diffusion de la multipropriété : par la fiscalité ou par des réglementations spécifiques, par exemple.

 

En quoi vos résultats sont-ils importants pour les acteurs professionnels?

Nos résultats sont utiles aux praticiens et aux élus, car ils révèlent de certains de ces multipropriétaires sur les marchés du logement. Au quotidien, ces stratégies sont en effet parfois difficiles à cerner dans leurs ressorts et malaisées à objectiver dans leurs effets. Or certaines d’entre elles sont de nature à générer des processus d’éviction de certaines catégories d’acquéreurs ou de locataires sur les marchés.

Par ailleurs, nos résultats sont importants par la connaissance de la structure locale de la propriété qu’ils apportent. En effet, nous sommes désormais dans une période de l’aménagement où l’on intervient de plus en plus en recyclage des tissus urbains. Pour un opérateur qui souhaite faire du renouvellement urbain, il est alors essentiel de savoir qui détient des parts si importantes du stock immobilier et foncier existant. Ceci est d’ailleurs aussi vrai pour d’autres politiques publiques, telles que la rénovation énergétique des logements, où les professionnels ont un intérêt à comprendre comment engager les multipropriétaires.

 

En quoi vos résultats peuvent-ils alimenter le débat public?

Nos travaux viennent d’abord alimenter le débat autour des besoins en logements. Il faut avoir à l’esprit que les multipropriétaires détiennent les deux tiers des logements privés. Certes, une partie d’entre eux peuvent être mis en location en tant que résidences principales. Mais on sait aussi depuis peu combien cette multipropriété nourrit d’autres modèles : meublés touristiques, résidences secondaires, logements en multirésidence, voire vacance résidentielle. Le développement de ces usages a des conséquences sur le flux de production de nouveaux logements qui est désormais orienté vers d’autres usages que celui des résidences principales, renforçant ainsi les problèmes d’accès au logement.

Par ailleurs, les travaux que nous conduisons sont à mettre en lien avec les questions de fiscalité. Nous aurons à analyser dans quelle mesure la fiscalité locale et nationale est équitable, dans un contexte de développement de la multipropriété immobilière qui a triplement bénéficié à ses propriétaires : par sa rentabilité, par sa capitalisation et par sa défiscalisation.

 

En quoi vos travaux pourront-ils dialoguer avec ceux des autres équipes?

Tout d’abord, notre recherche pourra être enrichie par les apports du projet Le rôle du foncier dans les marchés immobiliers puisque l’estimation de la part du foncier dans les prix de l’immobilier que ses porteurs réalisent à l’échelle de la parcelle pourra être mobilisée pour estimer la valeur financière du patrimoine détenu par les multipropriétaires.

Par ailleurs, nos travaux pourront faire écho au projet de recherche Le logement en choc de densification : aménager les territoires résidentiels face aux enjeux de sobriété foncière et de justice spatiale en perspective de zéro artificialisation nette. En effet, la mobilisation d’une partie du parc de logements existant pour des usages qui ne sont pas ceux d’une résidence principale vient nécessairement renforcer les besoins de production et complexifier l’atteinte de l’objectif de ZAN.

 

Propos recueillis par Mikaël Dupuy Le Bourdellès.

Crédits photos : Arnaud Bouissou – Terra©.

à lire aussi

25.03.2025

Au-delà de la dichotomie public/privé de la propriété du foncier : la contribution des coopératives Hlm à la troisième voie du logement

Nées à la fin du XIXe siècle, les coopératives Hlm ont dès l’origine orienté leur action vers l’accession sociale à la propriété. Si leur modèle se diversifie avec le temps, notamment par la location, elles puisent encore dans la philosophie du mouvement coopératif pour esquisser un autre rapport à la propriété, moins spéculatif, et donc plus abordable. C’est ce que détaille avec nous Vincent Lourier, directeur de la Fédération nationale des sociétés coopératives Hlm.

20.02.2025

Optimiser les usages du foncier déjà artificialisé : les outils déployés par Bordeaux Métropole

À l’instar d’autres territoires en croissance, Bordeaux Métropole pâtit d’un manque de foncier pour parvenir à concilier son développement avec la préservation des espaces agricoles, naturels et forestiers. Les limites de l’urbanisation ont été figées dès 2006 et assorties de mesures destinées à optimiser les usages du foncier déjà artificialisé. Marina Mialhe, directrice adjointe du foncier de Bordeaux Métropole et Grégoire Ferrer, responsable des études prospectives et opérationnelles en aménagement, témoignent des outils déployés par la collectivité pour atteindre ses objectifs de sobriété foncière, tout en accueillant les 10 000 nouveaux habitants qui arrivent sur son territoire chaque année.

30.01.2025

« C’est sur le segment du logement social que doit aller en priorité l’argent public ». Entretien avec Manuel Domergue de la Fondation pour le logement des défavorisés

Avec 15 millions de personnes mal-logées selon la Fondation pour le logement des défavorisés, augmenter l’offre de logements abordables est une nécessité. Mais peut-on concilier production de logements et enjeux écologiques, qui exigent optimisation de la consommation foncière, préservation des terres agricoles et de la biodiversité ? Quelle compatibilité avec les normes environnementales qui accroissent les prix de la construction ? Manuel Domergue, directeur des études à la Fondation pour le logement des défavorisés, apporte des éléments de réponse.

S'inscrire à la lettre d'information