Peut-on concilier la forte production de logements dont la France a besoin avec des constructions abordables et de qualité ? Dans un contexte de cherté du foncier et de l’inflation des coûts de construction, cette équation est-elle soluble ? Catherine Sabbah, déléguée générale de l’Institut des hautes études pour l’action dans le logement (IDHEAL), apporte des éléments de réponse. Ce groupe de réflexion a pour ambition de remettre le logement à sa place centrale, tant pour les ménages, pour les acteurs économiques que pour les responsables politiques. À ce titre, IDHEAL copilote et cofinance le programme de recherche-action Les défis économiques de l’accès à un foncier et à un logement abordables.
Comment définiriez-vous un logement de qualité ?
Catherine Sabbah : Un bon logement ou un logement de qualité, c’est un logement dans lequel on peut vivre comme l’on a choisi de vivre et dans un lieu que l’on a, lui aussi, dans la mesure du possible, choisi. Il est doté d’une surface adaptée à ses besoins, d’un confort d’été et d’hiver, d’un éclairage naturel, d’une ventilation efficace, d’une bonne isolation phonique ainsi que d’une protection contre les nuisances extérieures. Le logement se vit à l’intérieur et à l’extérieur. Les parties communes et les abords de l’immeuble ou de la maison sont très importants et participent bien sûr de cette qualité. Comment arrive-t-on chez soi ? Que voit-on de son balcon ? Qu’entend-on du bruit de la ville ? Où croise-t-on ses voisins ? Où jouent les enfants ? Mais aussi, où gare-t-on sa voiture ? Où peut-on ranger son vélo ? À quelle distance se situe-t-il de l’école, des premiers commerces ou encore de son lieu de travail ? Les réponses à ces questions définissent le logement de qualité.
N’est-ce pas la définition du logement idéal que vous nous donnez ?
Elle n’a pourtant rien d’extraordinaire. En nous obligeant à rester confinés 23 heures sur 24, la crise sanitaire de la Covid 19 nous a révélé, de manière éclatante, que ces caractéristiques presque banales n’étaient pas si répandues. Elle nous a fait réfléchir à la manière de concevoir des logements autrement. Si beaucoup ont cru au « grand soir », que tout changerait à la fin de la pandémie, de multiples contraintes nous ont ramenés vers le business as usual. J’ajouterais que la qualité ne relève pas que du ressenti, elle peut s’évaluer en mesurant par exemple la surface habitable, celle des surfaces vitrées ou la salubrité d’un logement.
Et comment définissez-vous le logement abordable ?
En resserrant la définition autour de critères économiques. Un logement abordable, c’est un logement que les ménages peuvent acheter ou louer en y consacrant moins de 30 % de leur budget. C’est en tout cas la définition admise, car il n’y en a pas de juridique. L’abordabilité pour toutes et tous exige donc de disposer d’une gamme très diversifiée de logements : du très social, comme le PLAI (prêt locatif aidé d’insertion), à la propriété privée en passant par le logement intermédiaire. Le logement abordable est un peu comme une marguerite dont chacun des pétales correspondrait à un type de logement, en adéquation avec les contraintes familiales, financières et professionnelles des différentes catégories de la population.
Au regard de ces définitions et du contexte de coûts élevés du foncier et de la construction, une forte production est-elle compatible avec la qualité et l’abordabilité des logements ?
L’équation est difficile à résoudre, mais c’est bien le but. L’abbé Pierre disait : « Gouverner, c’est loger son peuple ». Cette mission est indispensable au maintien du contrat social. Chacun doit avoir un toit. Dès lors, comment accepter qu’il ne présente pas les qualités qui viennent d’être énumérées ? Il faut aussi réfléchir en coûts globaux à long terme. Les défauts de qualité peuvent rapidement générer des surcoûts induits par les travaux de réparation et d’entretien qui grèvent le budget des habitants. Mais cela va bien au-delà des problèmes matériels. Des logements bruyants, humides, mal isolés, trop froids en hiver, ou trop chauds en été ont des effets sur la santé physique et psychique de leurs habitants en provoquant du mal-être, des tensions puis des disputes au sein des familles et des conflits de voisinage. Le logement est la plus petite entité urbaine, la cellule souche qui doit être saine et protégée. Si l’on réfléchit de manière organique, on pourrait dire qu’une telle cellule en mauvais état risque de contaminer le reste de la ville, puis de la société.
Imputez-vous la baisse des ventes de logements à leur cherté ?
Actuellement, les logements sont trop chers, la production trop faible et les ventes insuffisantes. On incrimine souvent la cherté du crédit, mais si les taux d’intérêt ont grimpé en quelques mois de presque rien à environ 4 %, leur niveau n’est pas exorbitant. La baisse des ventes vient du fait qu’ils s’appliquent à des prix qui ont presque triplé au cours des 25 dernières années. Cette évolution a été bien plus rapide que l’augmentation des revenus des ménages. La hausse des prix du logement est due à de multiples facteurs économiques, sociologiques et géographiques. Citons l’attractivité des grandes métropoles, les politiques de défiscalisation, l’allongement des durées d’emprunts, la baisse historique des taux pendant une période assez longue (avant leur remontée brutale), ou encore le renchérissement des matériaux de construction et de l’énergie… En parallèle, la hausse des prix des terrains constructibles nourrit, à son tour, la flambée des prix de sortie des logements. Il faut ajouter à cette liste le nombre croissant de décohabitations qui accroît la demande et le report de logements de location en baux de longue durée vers le marché des meublés touristiques. Dans ce contexte, la crise est aussi renforcée par le comportement des ménages qui voudraient acheter, mais attendent que les prix et/ou les taux de crédit baissent.
Manuel Bouquet - Terra©
Quelles évolutions vous paraîtraient souhaitables pour concilier forte production, qualité et abordabilité ?
Il faut sans doute construire davantage, mais à des prix accessibles, en adéquation avec les revenus des ménages et sans compter sur un « choc d’offre » pour faire baisser les prix. Le volume de la construction neuve ne peut pas être assez important pour avoir une telle influence sur le marché. Par ailleurs, on devra mieux exploiter les gisements de foncier disponible : la transformation du parc de logements existants, les milliers de mètres carrés de bureaux vides, les friches commerciales ou la reconversion de bâtiments industriels. Ces terrains ne sont pas tous adaptés à la production de logements, mais une bonne partie l’est, quand bien même la densification que leur transformation entraînerait suscite encore beaucoup de réticences. Une relance par, et non pour, le logement social comme le réclame Emmanuelle Cosse, la présidente de l’Union sociale pour l’habitat, serait également une bonne piste pour loger plus de ménages. Si 70 % des ménages ont théoriquement accès au logement social, construisons du logement social. Cela permettra de relancer l’industrie sans avoir besoin de compter sur les ventes. Mais fluidifier le parc privé et les parcours résidentiels passe, aussi, forcément, par une baisse des prix.
Les acteurs du logement vous semblent-ils mobilisés pour résoudre cette équation ?
Les bailleurs sociaux sont déjà très actifs dans la rénovation, la réhabilitation et la transformation, mais la diminution des aides à la pierre, la réduction du loyer de solidarité et la hausse de la TVA (taxe sur la valeur ajoutée) freinent leurs possibilités d’intervention. Les promoteurs sont dans une situation compliquée parce qu’avec des ventes en berne, il leur est difficile de produire. Depuis 25 ans, l’industrie immobilière a surfé sur une période faste et largement bénéficié de la hausse des prix. Il est toujours difficile de devoir changer ses habitudes et d’accepter de gagner moins. Les promoteurs ont également bénéficié de plusieurs plans de relance, mais à cet égard on peut s’interroger sur le rôle de l’État. Est-il fondé à soutenir des entreprises capitalistes, parfois cotées en bourse ? De leur côté, de grandes collectivités comme Lyon, Rennes ou Bordeaux se sont mobilisées pour racheter des logements invendus aux promoteurs et en faire des logements sociaux ou intermédiaires. C’est une solution d’urgence qui peut difficilement être pérennisée en raison des investissements considérables qu’elle suppose.
Ne faudrait-il pas réguler les prix du foncier ?
Sans doute ! Cette proposition commence à être audible, elle est aujourd’hui reprise par des acteurs qu’elle aurait fait hurler il y a quelques années. Les différents systèmes de démembrement entre le foncier et le bâti vont dans ce sens en retirant durablement le terrain du marché spéculatif. Mais, mettre en place un encadrement des prix du foncier exige des choix politiques forts et politiquement risqués, car ils touchent à la « vache sacrée » de la propriété privée.
Et ceux de la revente des logements aidés ?
L’imposition par certaines collectivités de prix de sortie aux logements produits par les promoteurs va aussi dans le bon sens. Mais cette aide des collectivités au logement abordable est vite consommée quand les particuliers acquéreurs, qui ne sont pas toujours tenus de respecter des clauses anti-spéculatives, revendent leur bien au prix courant avec une plus-value significative. Il faut cependant reconnaître que la régulation de l’ensemble des prix de vente est complexe à mettre en œuvre parce qu’elle ne peut pas être appliquée de façon uniforme sur l’ensemble d’un territoire. On pourrait envisager, par exemple, d’instaurer une taxe sur les plus-values des résidences principales sous certaines conditions, notamment quand la hausse de leur valeur provient d’investissements réalisés par la collectivité pour l’installation d’équipements. Dans le contexte actuel, tous les propriétaires ont intérêt à voir les prix monter ; tous ne sont pas des spéculateurs, mais tous alimentent un phénomène spéculatif.
Quelles sont vos attentes par rapport au programme de recherche sur Les défis économiques de l’accès à un foncier et à un logement abordables ?
Je trouve très intéressant que ce programme aborde ces sujets de manière pluridisciplinaire et que l’appel à projets ait insisté sur la nécessaire présence d’économistes dans les équipes de recherche. Le secteur de l’habitat manque d’études économiques produisant de nouvelles analyses pour évaluer les politiques publiques et mieux les adapter aux besoins des ménages, notamment en produisant des logements abordables. Peut-être le programme aidera-t-il aussi à mieux définir le logement abordable que chacun conjugue à sa manière en bâtissant sa propre politique locale. Ces études pourront, je l’espère, inspirer de nouveaux textes réglementaires et législatifs ainsi que, sur un autre plan, une évolution des pratiques professionnelles des acteurs. Nous avons besoin de nouveaux modèles économiques compatibles avec la construction et la location de logements abordables.
Propos recueillis par Victor Rainaldi.
Crédits photos : Arnaud Bouissou – Terra©.