12.01.2026

La fiscalité locale, un angle mort de la politique de l’habitat

La fiscalité locale traverse toute la chaîne de production du logement, des droits de mutation à la taxe foncière. Pourtant, elle demeure largement absente des réflexions sur les politiques locales de l’habitat. Dans le cadre du projet de recherche FILOPLA, les chercheurs Marie Llorente, Françoise Navarre (Lab’URBA, Université Paris-Est Créteil) et Philippe Poinsot (LVMT, Université Gustave-Eiffel) analysent cette déconnexion : méconnaissance des dispositifs fiscaux, cloisonnement entre services, effets budgétaires mal mesurés et fragiles équilibres entre communes et intercommunalités.

Pourquoi avoir choisi d’explorer les liens entre politique du logement et fiscalité locale ?

 

Philippe Poinsot : La question du lien entre logement et fiscalité locale est presque absente de la littérature, qu’elle soit française ou internationale. On trouve beaucoup de travaux sur la fiscalité nationale ou sur le financement de la production de logements, mais très peu sur la manière dont la fiscalité locale structure concrètement l’action locale. Pourtant, elle parcourt toute la chaîne de production du logement : des droits de mutation (acquisition) à la taxe foncière (détention), en passant par la taxe d’aménagement (réalisation). Ces différents prélèvements concernent tous les acteurs impliqués, mais à des degrés variables.

 

Françoise Navarre : Il faut rappeler que la fiscalité locale repose historiquement sur le foncier et l’immobilier, et qu’elle constitue une part majeure des recettes des collectivités. En 2022, le Conseil des prélèvements obligatoires relevait que la fiscalité du logement représentait 92 milliards d’euros, soit environ 8 % des recettes fiscales en France. Dans cet ensemble, les collectivités locales perçoivent 52 % du total des prélèvements obligatoires sur le logement — soit davantage que la fiscalité nationale qu’elle soit affectée à l’État, à la Sécurité sociale ou aux organismes collecteurs de la PEEC [Participation des employeurs à l’effort de construction]. Enfin, à l’échelle locale, les impôts et taxes prélevés sur le logement représentent en moyenne 24 % des ressources fiscales des conseils départementaux et 41 % de celles du bloc communal [communes et établissements publics de coopération intercommunale (EPCI)].

La fiscalité sur le logement est donc d’abord un instrument de rendement, avant d’être un instrument d’incitation ou de dissuasion au service de l’action publique. Parallèlement, l’État a mis en place une multitude d’exonérations et d’abattements pour soutenir la construction neuve, notamment de logements sociaux. Mais ces dispositifs sont souvent mal connus des services de l’habitat ; ils sont souvent gérés principalement par les directions financières. Ce cloisonnement organisationnel, renforcé par la technicité de la fiscalité locale, explique en grande partie pourquoi ces enjeux restent à la marge des politiques locales du logement.

 

 

Quels sont les acteurs les plus concernés par la fiscalité sur le logement ?

 

P.P. : Sans surprise, ce sont les bailleurs sociaux. Leur modèle économique repose sur des équilibres fragiles, pour lesquelles les exonérations fiscales sont déterminantes. Parmi celles-ci, l’exonération de la taxe foncière sur les propriétés bâties (TFPB) un rôle central ; sa suppression ou sa réduction mettrait en péril l’équilibre d’une part importante du parc social. Certains bailleurs nous ont clairement dit : « si, demain l’exonération disparaît, notre modèle ne tient plus ». L’exonération de TFPB n’est donc pas un simple avantage : c’est une condition de viabilité des opérations de production, au même titre que la maîtrise du foncier ou des coûts de construction.

À l’inverse, les promoteurs privés sont beaucoup moins concernés. Leur rôle est celui d’intermédiaires : ils produisent et cèdent le logement, sans le conserver dans leur patrimoine. Ils s’intéressent donc avant tout aux taxes liées à la construction — dont la taxe d’aménagement — mais pas à la fiscalité récurrente sur le bâti. Seule exception : certains grands groupes détenant du foncier en attente d’opération commencent à percevoir la taxe foncière sur les propriétés non bâties comme une charge réelle, du fait du ralentissement du marché.

Enfin, pour les collectivités locales, la fiscalité du logement reste paradoxalement sous bien des aspects un angle mort. La TFPB représente pourtant une part essentielle de leurs recettes, mais elle est rarement considérée comme un levier d’action stratégique dans leur politique de l’habitat. Les services habitat raisonnent en matière de production de logements ou de mixité sociale, sans relier ces objectifs à leurs implications fiscales. La fiscalité demeure perçue comme une affaire « technique » relevant des services financiers, alors même qu’elle structure en profondeur les conditions de financement et de mise en œuvre des politiques locales du logement.

 

F.N. : La fiscalité agit, de fait, comme une forme d’aide publique invisible. Ce qu’on appelle les « dépenses fiscales » ne transite pas par un budget : elles prennent la forme d’exonérations ou d’abattements dont le coût est supporté par les collectivités locales. En pratique, ce sont principalement les communes qui sont contraintes de renoncer à une part de leurs recettes fiscales, tandis que l’État ne compense qu’une infime fraction de ces pertes. Le rapport Rebsamen de 2021 estimait que seuls 3 % de l’exonération de TFPB sur le logement social étaient compensés. Le problème, c’est que ces flux sont peu documentés et rarement rendus visibles. Il n’existe pas de comptabilité consolidée permettant de mesurer précisément le poids de ces exonérations à l’échelle locale. Résultat : la fiscalité pèse lourd dans l’économie du logement, mais son rôle reste largement sous-estimé, faute d’outils de suivi et de transparence.

 

 

Comment expliquer que les services de l’habitat s’emparent si peu de ces enjeux fiscaux ?

 

F.N. : D’abord, par méconnaissance. Même dans les collectivités les plus outillées, la fiscalité locale est perçue comme secondaire par rapport à la fiscalité nationale, jugée plus structurante — ce qui n’est pas vrai, lorsque l’on regarde les ordres de grandeur. Il y a aussi une barrière technique : la fiscalité locale est complexe, dispersée entre plusieurs niveaux d’administration (communes, intercommunalités, conseils départementaux) et soumise à des réformes fréquentes, ce qui décourage son appropriation.

À cela s’ajoute une organisation en silos profondément ancrée. Pour schématiser, les directions financières se conçoivent comme celles qui font « entrer » les recettes et sécurisent la gestion budgétaire, tandis que les directions de l’habitat ou de l’aménagement se perçoivent comme des services de la dépense, responsables de la mise en œuvre des politiques publiques. Cette division des rôles institutionnalise une forme d’ignorance réciproque : les uns n’ont pas les outils pour évaluer les impacts fiscaux de leurs politiques, les autres n’ont pas les leviers pour agir sur les objectifs en matière de logement.

Enfin, la fiscalité locale est en grande partie une fiscalité portant sur les stocks de biens existants. Elle est, pour l’essentiel, indifférente aux variations conjoncturelles et, aussi et surtout, aux politiques conduites localement ; ceci peut susciter un manque d’intérêt de la part de ceux qui les conduisent. Structurellement encore, elle est fondée sur des bases (les valeurs locatives cadastrales) administrées et désuètes, ce qui creuse encore davantage sa distance au regard des réalités concrètes et de l’évolution effective des parcs de logement.

 

P.P. : Et puis, le logement est présenté, dans la plupart des collectivités, comme une priorité du mandat : un domaine de l’action publique « intouchable », porteur de sens politique et social. Les agents comme les élus ont tendance à penser que, puisque le logement est prioritaire, les moyens suivront toujours. En réalité, cette logique est trompeuse : le discours de priorité ne se traduit pas nécessairement par des budgets consolidés ou pérennes. Les dépenses en faveur du logement — aussi compliquées soient-elles à établir faute de comptabilité uniformisée — représentent souvent moins de 3 % des budgets de fonctionnement des intercommunalités, et restent très variables selon les territoires.

 

 


Arnaud Bouissou – Terra ©

Quelles conséquences cette déconnexion produit-elle sur les politiques locales ?

 

P.P. : Les effets se mesurent d’abord dans les budgets. Les exonérations fiscales pèsent directement sur les communes, qui voient leurs recettes minorées sans que cela apparaisse explicitement dans leurs comptes. Comme les compensations de l’État sont quasi inexistantes, ces pertes peuvent être vécues comme une participation implicite à la politique du logement, mais sans reconnaissance institutionnelle. Cette opacité empêche d’avoir une vision consolidée du coût réel de la politique de l’habitat à l’échelle d’un territoire. En outre, elle entretient des incompréhensions entre niveaux de collectivités : en plus des pertes fiscales du fait d’exonérations de TFPB, les communes supportent une part importante des charges liées à la production de logements, tandis que les intercommunalités pilotent la compétence sans toujours mesurer l’effort fiscal consenti localement.

 

F.N. : Cette invisibilité a aussi une portée politique. Les intercommunalités, qui élaborent les Programmes locaux de l’habitat (PLH) et conduisent les politiques en la matière, savent qu’une transparence totale sur le coût fiscal du logement neuf, et en particulier du logement social, pourrait fragiliser les équilibres politiques actuels. Si l’on objectivait le poids des exonérations et leur faible compensation, certaines communes pourraient refuser d’accueillir de nouveaux programmes au nom de leur équilibre budgétaire. En un sens, le maintien d’une certaine opacité évite de rendre visibles des déséquilibres qui, s’ils étaient mis à jour, risqueraient de bloquer les politiques locales de logement. Cet entre-deux — ni totalement assumé, ni totalement caché — constitue une forme de compromis tacite entre acteurs du bloc communal.

 

 

Percevez-vous une évolution dans les représentations ou les pratiques ?

 

P.P. : Oui, un changement est en cours, même s’il reste diffus. Les réticences à accueillir de nouveaux logements sociaux ne s’expriment plus seulement sur le registre idéologique — celui de la mixité ou de l’image du territoire — mais de plus en plus sur le registre financier. Les communes invoquent désormais la perte de ressources fiscales, les charges induites en matière de services publics ou d’équipements, et la faiblesse de la compensation des exonérations. Autrement dit, le discours se rationalise : il s’agit moins de « ne pas vouloir » du logement social que de « ne pas pouvoir » en supporter le coût.

Ce glissement traduit la montée en puissance des contraintes budgétaires locales. La suppression de la taxe d’habitation, la baisse de la dotation globale de fonctionnement et la stabilisation des recettes fiscales pèsent fortement sur les marges de manœuvre. Les élus, même les plus favorables à la production de logements sociaux, s’interrogent désormais sur la soutenabilité financière de ces politiques.

 

F.N. : Parallèlement, on voit émerger quelques démarches d’analyse reliant fiscalité et habitat, souvent avec l’appui d’agences d’urbanisme ou de bureaux d’études. Mais ces démarches restent ponctuelles, souvent commandées à l’occasion d’une révision de PLH ou d’une réflexion budgétaire conjoncturelle. Elles ne s’inscrivent pas encore dans une culture consolidée de l’évaluation financière appliquée au logement. Les collectivités manquent d’outils, de données et, surtout, de dialogue entre services pour transformer ces diagnostics en instruments de pilotage.

 

 

La fiscalité pourrait-elle devenir un levier opérationnel de la politique de l’habitat ?

 

P.P. : Pour certains acteurs, c’est déjà partiellement le cas. Les bailleurs sociaux, par exemple, intègrent la fiscalité dans leurs stratégies de long terme : la stabilité du cadre fiscal conditionne leurs comptes d’exploitation et donc la viabilité économique de leurs programmes, influençant ainsi leurs arbitrages d’investissement. Pour les intercommunalités, en revanche, la fiscalité demeure une toile de fond : elle n’est pas pensée comme un outil de régulation ou d’incitation. Quant aux communes, elles oscillent entre deux représentations : d’un côté, l’outil fiscal est d’abord perçu comme un manque à gagner ; de l’autre, comme une contribution indirecte à la solidarité territoriale. Quoi qu’il en soit, la fiscalité n’est pas pensée comme un levier stratégique pour la production de logements abordables.

 

F.N. : Aujourd’hui, la fiscalité locale joue rarement un rôle d’incitation. Les exonérations sont appliquées uniformément, sans tenir compte de la structure du parc social, des besoins en logements ou de la situation financière des collectivités. Cela limite leur portée opérationnelle et leur équité. Si l’on veut en faire un véritable outil de politique publique, il faudra inventer des mécanismes plus différenciés.

Ce serait aussi l’occasion de repenser la coordination entre fiscalité nationale et locale. Une fiscalité locale du logement plus lisible permettrait de sortir d’une logique de compensation pour aller vers une logique de régulation. Autrement dit : passer d’une fiscalité subie à une fiscalité stratégique et pilotée.

 

 

Propos recueillis par Mikaël Dupuy Le Bourdellès.

Crédits photographiques : Arnaud Bouissou – Terra ©

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