Alors que le bail réel solidaire (BRS) monte rapidement en puissance, les profils et les motivations des ménages accédants à la propriété via ce dispositif sont encore mal connus. Claire Carriou, professeure d’urbanisme et d’aménagement à l’École d’urbanisme de Paris, et chercheuse au Lab’URBA, nous livre les résultats inédits de l’équipe de recherche COBRA sur les nouvelles manières d’habiter et de penser la propriété qui se développent avec le BRS.
Vous avez présenté lors du Congrès Hlm 2025 les premiers résultats de votre enquête sur les ménages accédants en BRS. Pouvez-vous nous rappeler le cadre de cette recherche ?
Claire Carriou : Le projet de recherche « La contribution des OFS-BRS au logement abordable : une approche globale (COBRA) »* s’attache à proposer une vision à 360° de ce dispositif émergent, dans le contexte spécifique de l’Île-de-France. Dans cette approche, la question des effets du BRS sur les ménages constitue donc l’un des angles d’analyse mobilisés.
Afin de disposer de données sur les accédants à la propriété via ce dispositif, nous avons croisé plusieurs corpus : (1) les données issues de l’Observatoire de Foncier Solidaire France [réseau qui regroupe la quasi-totalité des OFS français] qui recensaient, en 2024, 348 ménages dans 18 programmes livrés en Île-de-France, (2) une enquête par questionnaires menée auprès de 133 ménages répartis dans 17 opérations, (3) ainsi qu’une cinquantaine d’entretiens semi-directifs avec des ménages. Cette méthodologie permet d’avoir à la fois une photographie statistique des parcours résidentiels des ménages bénéficiaires du BRS, et une approche qualitative des motivations et des représentations associées au BRS.
Il faut bien rappeler que nous saisissons ici un moment très particulier : celui de l’installation des premiers ménages. Du fait de la temporalité de notre enquête, les écarts de trajectoires ne se sont pas encore révélés, mais les profils et les discours disent déjà beaucoup des logiques sociales à l’œuvre.
Quelles sont les grandes caractéristiques sociodémographiques de ces premiers ménages accédants ?
C.C. : Ce sont majoritairement des ménages jeunes, souvent au début de leur parcours résidentiel, puisqu’une majorité a moins de 40 ans. D’après notre enquête par questionnaire, on observe aussi une forte proportion de personnes seules — qui représentent près de 50 % des accédants alors qu’elles ne représentent que 39 % des ménages franciliens. Plus de 60 % des accédants n’ont pas d’enfants. Ce profil rompt avec l’image classique du couple qui accède à la propriété pour fonder une famille : on est davantage dans des logiques d’individualisation des trajectoires.
Ce qui est frappant, toujours selon ces mêmes données, c’est que les femmes seules accèdent au BRS dans des proportions supérieures ou égales aux hommes, alors qu’elles sont structurellement désavantagées dans l’accession à la propriété en raison d’inégalités de revenus et d’apports. On peut donc formuler l’hypothèse que le BRS contribue à corriger, au moins partiellement, certaines inégalités de genre. Enfin, une large majorité des ménages (63 %) étaient auparavant locataires — dans le parc privé pour 38 % et dans le logement social pour 25 %. Par ailleurs, 20 % des ménages étaient hébergés à titre gratuit et seuls 16 % étaient déjà propriétaires.
Peut-on dire que le BRS s’adresse principalement à des ménages modestes ?
C.C. : En effet, les revenus fiscaux de référence se situent en moyenne à On ne retrouve pas de ménages plus aisés dans les communes plus chères, sauf dans quelques rares cas, comme Sceaux (Hauts-de-Seine) ou Le Chesnay (Yvelines). En revanche, les ménages présentent un niveau d’éducation globalement élevé : près de la moitié ont un diplôme de niveau Bac + 5, et 83 % au moins un Bac + 2. Cela montre que l’on touche des ménages qui disposent d’un capital culturel important, mais dont le capital économique ne permet pas d’accéder au marché libre.
Pour la majorité des ménages, le coût mensuel du logement est plus élevé qu’avant : 76 % des répondants déclarent une hausse — en dépit du recours aux dispositifs préférentiels, tels que le prêt d’Action Logement ou le prêt à taux zéro.
En même temps, cette hausse du taux d’effort s’accompagne d’une amélioration de la qualité des conditions de logement, tant en matière de superficie que de confort. Le BRS permet souvent d’acheter plus grand, dans un logement neuf, et dans un périmètre géographique qui reste proche de leur bassin de vie ou d’emploi.
Comment ces ménages arrivent-ils au BRS ? Est-ce un choix ou un compromis ?
C.C. : Pour beaucoup, c’est d’abord l’aboutissement d’un projet d’accession classique qui n’a pas pu se réaliser. Ils ont cherché à acheter dans le parc libre, mais ont dû renoncer en raison des prix. Certains auraient pu devenir propriétaires en s’éloignant davantage ou en achetant dans l’ancien, mais le BRS leur a offert la possibilité de rester à proximité de Paris, dans un logement de qualité.
Ce basculement vers le BRS n’est pas anodin. Il suppose un véritable travail de « déconstruction » du rapport à la propriété, tant ce dernier est marqué en France par une forte dimension patrimoniale et de transmission . Beaucoup de ménages témoignent d’une tension entre deux visions du logement : celle d’un placement, voire d’un investissement immobilier dont on pourrait espérer une valorisation économique à la revente ou d’un actif à transmettre, et celle d’un espace de vie durable dont la valeur première est l’usage. Entrer en BRS, c’est accepter de renoncer à une forme d’enrichissement spéculatif — ou du moins différé — pour sécuriser son parcours résidentiel tout en accédant à la propriété à un prix décoté.
Dans le contexte actuel de financiarisation diffuse du logement, cette posture relève presque d’un geste de résistance. Elle traduit un changement de mentalité, notamment chez les jeunes ménages urbains : on ne cherche plus seulement à « faire un bon placement », mais à stabiliser sa trajectoire et à accéder à un cadre de vie jugé satisfaisant. Du point de vue des ménages, cela interroge très concrètement la hiérarchie des valeurs : faut-il maximiser la rentabilité ou privilégier la qualité de vie ? Jusqu’à quel point un projet d’accession doit-il aussi être un projet d’enrichissement ? Le BRS, en ce sens, agit comme un révélateur de ces dilemmes ordinaires entre valeur d’usage et valeur économique du logement.
Les ménages que vous avez rencontrés n’ont pas le même objectif en accédant à la propriété via le BRS ?
C.C. : Absolument. Dans notre enquête, on distingue trois grands profils de ménages accédants dans l’arbitrage entre valeur d’usage et valeur économique.
Le premier regroupe ceux qui voient dans le BRS une étape : ils comptent y rester cinq à dix ans, le temps de « capitaliser » les loyers économisés et de constituer un apport pour acheter ensuite dans le parc libre. Pour eux, le BRS est une marche intermédiaire, une sorte de tremplin dans un parcours résidentiel ascendant. Ces ménages se projettent déjà dans la revente : ils s’interrogent sur la valorisation possible de leur bien, sur la manière dont le marché secondaire fonctionnera, et sur les marges de manœuvre que cela leur offrira pour évoluer vers
Le second profil rassemble les ménages pour qui le BRS permet de « concilier l’inconciliable » : vivre dans un logement neuf, bien situé et confortable, tout en restant dans des prix accessibles. Ils acceptent de payer un peu plus que leur loyer précédent, mais pour une nette amélioration de leur qualité de vie : une pièce en plus, la proximité des transports, des écoles, du travail ou du réseau amical. Ces ménages privilégient la valeur d’usage, souvent associée à une logique d’ancrage territorial : le BRS leur permet de rester dans des espaces urbains attractifs, au lieu d’être repoussés vers la périphérie.
Enfin, un troisième groupe, plus minoritaire, mais très intéressant à observer, voit dans le BRS un moyen de desserrer l’emprise économique du logement, d’éviter « l’aliénation de l’accession » : vivre mieux en payant moins, ou travailler moins en consacrant une part plus raisonnable de son budget à l’habitat. Ce profil renvoie à des aspirations émergentes, où la propriété n’est plus synonyme de réussite sociale, mais de maîtrise du temps et de la vie quotidienne.
Dans notre recherche, le BRS joue un rôle de miroir des transformations sociales et culturelles du rapport à la propriété. Il révèle des arbitrages pluriels, où vont se mêler contraintes économiques, choix de vie et aspirations à un autre rapport au logement.
Le BRS représente-t-il, pour certains, la seule voie possible d’accès à un logement stable ?
C.C. : Oui, pour une partie non négligeable des ménages, et c’est un résultat très marquant de notre enquête. Environ un tiers déclare n’avoir eu aucune autre option pour changer de logement : le locatif social était saturé, le privé trop cher ou trop petit, et l’accession libre inaccessible. Pour ces ménages, souvent plus fragiles économiquement — notamment les familles monoparentales ou les personnes seules — le BRS offre une sécurité résidentielle et une qualité de logement inédites. C’est une manière de se stabiliser, de retrouver un espace de projection personnelle, voire de se réinscrire dans un parcours résidentiel ascendant.
D’ailleurs, plus de la moitié des ménages interrogés envisagent de rester durablement : 58 % se projettent dans le logement à long terme. Le niveau de satisfaction est globalement très élevé. Cela témoigne du potentiel du BRS à rouvrir des perspectives pour des ménages bloqués dans leur parcours, mais aussi de la nécessité d’un accompagnement attentif : car derrière cette satisfaction se cachent encore des interrogations sur la revente, la mobilité ou la transmission.
Au fond, ce que nous montre l’enquête, c’est que le BRS ne se réduit pas à un simple dispositif technique. Il agit comme un révélateur et un catalyseur : révélateur des fractures de l’accès à la propriété, mais aussi catalyseur de nouvelles manières d’habiter, où la propriété est envisagée avant tout comme une manière de se loger durablement plutôt que de s’enrichir.
*L’équipe de recherche COBRA est composée de Claire Aragau, Claire Carriou, Sonia Guelton et Hélène Morel (Lab’URBA, Université Paris-Est Créteil), Vincent Lasserre-Bigorry (LVMT, Université Gustave-Eiffel) et Claire Simonneau (LATTS, Université Gustave-Eiffel).
Propos recueillis par Mikaël Dupuy Le Bourdellès.
Crédits photographiques : Arnaud Bouissou – Terra ©