30.10.2025

Logement abordable : une catégorie politique en quête de définition

Longtemps ignorée des politiques françaises du logement et de l’habitat, la notion de « logement abordable » s’est récemment imposée dans le débat public, professionnel et politique. Mais derrière l’apparente évidence du terme se cache une grande diversité de sens, de pratiques et de positionnements idéologiques. Dans le cadre du projet de recherche FILOPLA, les chercheuses et chercheur Marie Llorente, Françoise Navarre (Lab’URBA, Université Paris-Est Créteil) et Philippe Poinsot (LVMT, Université Gustave-Eiffel) reviennent sur les résultats de leur enquête auprès d’intercommunalités françaises. Une plongée dans un concept aux contours mouvants, à la fois outil pour repenser les politiques locales de l’habitat et révélateur d’un glissement du modèle français du logement social.

Pourquoi la notion de « logement abordable » s’impose-t-elle aujourd’hui dans le débat public ?

 

Philippe Poinsot : Ce qui nous a d’abord frappés, c’est qu’il n’existe pas de définition claire du logement abordable, ni dans la littérature, ni dans les pratiques. Pourtant, le terme circule de plus en plus, au point d’avoir inspiré un projet de loi gouvernemental en 2024. Cela dit quelque chose de la montée en puissance de cette question dans le champ politique : elle traduit à la fois une volonté de renouveler les catégories de l’action publique et de répondre à la crise du logement qui s’étend à des ménages jusque-là considérés comme solvables, parmi les classes moyennes.

Notre démarche a donc consisté à observer comment les acteurs locaux, notamment les intercommunalités, s’en saisissent. Ce sont elles qui, concrètement, portent la politique locale de l’habitat. Et ce que nous avons constaté, c’est une grande pluralité de sens attribués au mot « abordable ». Il n’y a pas de consensus, mais une série d’usages qui reflètent des positionnements politiques et territoriaux différents.

 

Françoise Navarre : La notion de logement abordable a cette particularité d’être à la fois floue et commode, comme pourrait l’être la mixité sociale. Elle permet de rassembler autour d’un mot qui paraît neutre, mais qui engage des visions très différentes du rôle de l’action publique. Certains acteurs l’utilisent pour contourner la référence au logement social, jugée trop connotée ou trop restrictive. D’autres, au contraire, s’en méfient, y voyant une manière de diluer les efforts consentis en faveur du logement social. On peut dire que cette montée en puissance de la notion de « logement abordable » correspond à un moment où l’État cherche à reconfigurer les équilibres du système, en ouvrant le champ à d’autres opérateurs et à d’autres modes de production au-delà du logement social et des organismes Hlm.

 

 

Et comment les collectivités locales s’approprient-elles concrètement cette notion ?

 

P.P. : Dans les entretiens que nous avons menés, les réponses varient beaucoup d’un territoire à l’autre. Certaines intercommunalités adoptent une définition très restreinte — « le logement abordable, c’est le logement social » —, parfois avec une distinction entre location et accession. D’autres y ajoutent le dispositif du bail réel solidaire (BRS). À l’opposé, certaines collectivités réservent le terme au logement intermédiaire, c’est-à-dire à ce qui se situe entre le marché libre et le logement social. Et enfin, un dernier groupe adopte une définition large, englobant l’ensemble de ces segments.

Ce pluralisme n’est pas corrélé à des variables territoriales claires : on ne peut pas dire que les territoires les plus riches, ou les plus tendus, retiennent plutôt telle ou telle définition. En revanche, on retrouve une constante : la plupart des collectivités abordent la question sous l’angle du « produit ». Le logement abordable est pensé comme une offre, un type de logement, davantage que comme une réponse à des trajectoires ou à des besoins de ménages en fonction de leurs caractéristiques démographiques, sociales ou économiques. Cela témoigne d’une approche pragmatique, à partir de la segmentation que proposent les outils et les dispositifs existants.

 

F.N. : Dans certains territoires enquêtés, notamment ceux en décroissance — Saint-Étienne, Valenciennes, Châlons-en-Champagne —, la question prend une tournure différente. Le problème n’est pas le manque d’offre, mais sa qualité : on y trouve des logements privés très bon marché, souvent moins cher que le logement social, mais aussi plus vétustes, plus coûteux à entretenir, parfois énergivores. Cela conduit certains ménages modestes à s’y replier faute de pouvoir assumer les charges d’un logement social. L’abordabilité devient alors une question dynamique, qui ne se réduit pas au prix d’accès, mais inclut les coûts dans la durée et les conditions de vie associées.

 

P.P. : Ce décalage entre prix et qualité est essentiel. Dans les territoires tendus, la question est celle du prix à l’entrée ; dans les territoires détendus, elle devient celle du coût global et de la soutenabilité dans le temps. C’est peut-être là l’un des rares fils conducteurs que l’on peut dégager : l’abordabilité n’a de sens que si elle relie le logement à la réalité économique et sociale des ménages, mais cette connexion prend des formes très différentes selon les contextes locaux.

 

 

Cette diversité de définitions révèle-t-elle des conceptions différentes du rôle de l’action publique ?

 

P.P. : Oui, clairement. Ce pluralisme n’est pas seulement technique, il est politique. Derrière les définitions, il y peut y avoir des visions du logement qui s’opposent : certains voient dans le logement abordable un prolongement du logement social, d’autres un moyen de l’élargir à de nouveaux publics, d’autres encore une catégorie distincte, à mi-chemin entre le social et le marché. Cela renvoie à la façon dont chaque collectivité se situe dans le champ des politiques de l’habitat, selon sa trajectoire, ses partenariats ou sa lecture du marché local.

De manière générale, on observe une tension entre deux logiques : une logique d’offre, qui raisonne en matière de produits disponibles (logement social, intermédiaire, accession, BRS, etc.), et une logique de demande, centrée sur les revenus et les taux d’effort des ménages. Or, dans la pratique, c’est la première qui domine. Le logement abordable devient alors un label d’offre, plus qu’une catégorie d’action publique sur le social, qui partirait des besoins et des caractéristiques des ménages.

 

F.N. : Ce basculement vers une lecture « produit » traduit aussi la difficulté à articuler la notion d’abordabilité à la diversité des situations de ménages. Dans les territoires où les marchés sont détendus, les ménages pauvres peuvent accéder à des logements, mais de très mauvaise qualité, souvent énergivores et coûteux à entretenir. Ailleurs, dans les métropoles, ce sont les classes moyennes qui sont également mises à l’écart par la flambée des prix. L’abordabilité devient ainsi un prisme à travers lequel s’expriment des inégalités différentes : non plus seulement celles de l’accès, mais aussi celles de la qualité et de la soutenabilité résidentielle.

 


Crédits photographiques : Arnaud Bouissou - Terra© 

Le « logement abordable » est-il, selon vous, un concept neutre ou un instrument politique ?

 

F.N. : Ce n’est pas un concept neutre. Certains acteurs, notamment dans le monde du logement social, voient dans cette catégorie une forme de concurrence symbolique, voire une menace. Pour eux, parler de logement abordable, c’est relativiser la spécificité du logement social et ouvrir la porte à des dispositifs plus libéraux, produits par des opérateurs privés, à l’instar du logement intermédiaire. D’autres, au contraire, considèrent qu’il s’agit d’une notion utile pour élargir le spectre de l’action publique, en intégrant des solutions qui ne relèvent pas exclusivement du parc social.

 

P.P. : La dimension idéologique est manifeste. Une partie de la littérature scientifique, de Jean-Claude Driant à Ludovic Halbert, souligne que l’apparition du terme dans le discours public marque une redéfinition du compromis social autour du logement. Le logement social n’est plus présenté comme le cœur du modèle français, mais comme un segment parmi d’autres. Cette évolution reflète un tournant dans les politiques du logement et de l’habitat: plutôt que d’étendre la production publique, on cherche à mobiliser d’autres acteurs — investisseurs, promoteurs, opérateurs de logement intermédiaire — pour produire de l’offre « abordable ».

 

F.N. : Ce glissement renvoie aussi à une forme de défausse de l’État sur les collectivités et sur le secteur privé. Derrière le mot « abordable », on trouve l’idée d’un partage des responsabilités : à l’État de fixer les cadres, aux territoires d’adapter, et au marché d’apporter sa contribution. C’est aussi ce qui explique le succès du terme : il est suffisamment flou pour agréger des acteurs aux intérêts divergents.

 

 

Les analyses que vous tirez du cas français rejoignent-elles ce que vous avez pu observer à l’international ?

 

P.P. : Nous nous sommes appuyés sur les travaux de l’Agence française de développement (AFD) qui a produit un état de l’art sur le sujet. Il se trouve que les constats convergent avec le cas français, puisqu’il n’existe pas non plus de définition stabilisée du « logement abordable » à l’étranger. Le plus souvent, les politiques et la recherche s’intéressent plutôt à la notion d’abordabilité — c’est-à-dire à la relation entre le coût du logement et les revenus des ménages. Dans beaucoup de pays, on considère qu’un logement est abordable lorsque le taux d’effort reste inférieur à un certain seuil, souvent 30 %.

Cela dit, ce critère est lui-même très critiqué. Il ignore la qualité du logement, son emplacement, sa performance énergétique, ou les coûts indirects liés aux déplacements ou à l’entretien. C’est un indicateur comptable, qui ne dit rien des conditions de vie. En France comme ailleurs, la tension entre ces deux registres — prix et qualité — est au cœur du débat.

 

F.N. : On retrouve cette ambivalence dans la littérature comme dans les politiques publiques : soit on cherche à quantifier l’abordabilité, soit on la qualifie. En réalité, les deux approches sont nécessaires, mais rarement articulées. Dans notre projet, nous avons surtout cherché à comprendre comment cette notion pouvait entrer en relation avec la fiscalité locale, sujet encore très peu abordé à l’international. Or, les impôts locaux, les exonérations ou les dispositifs d’aide à la production ont des effets directs sur la capacité à produire du logement abordable, quelle que soit la définition qu’on en donne.

 

 

Faudrait-il, selon vous, stabiliser la notion de logement abordable ou au contraire préserver son flou ?

 

F.N. : Ce flou n’est pas forcément un défaut. Les acteurs que nous avons interrogés sur l’accession sociale en BRS, par exemple, soulignaient justement l’intérêt d’un cadre souple, qui laisse de la marge d’interprétation aux collectivités et aux opérateurs. Cela leur permet d’adapter la notion à leurs priorités territoriales et à la diversité des besoins. Dans un contexte où l’on parle beaucoup de territorialisation des politiques de l’habitat, il est logique que le contenu du « logement abordable » ne soit pas identique partout.

Mais cette souplesse comporte aussi des risques : sans garde-fous, elle peut légitimer des politiques très inégales, voire contradictoires. Il faut donc penser des mécanismes de régulation, qui garantissent que cette plasticité ne se fasse pas au détriment des publics les plus modestes.

 

P.P. : C’est tout l’enjeu : jusqu’où laisser la notion ouverte sans qu’elle perde sa substance ? Peut-être faut-il accepter que le « logement abordable » ne soit pas un standard, mais une catégorie opératoire — un outil pour interroger la relation entre prix, revenus, qualité et politiques locales. Sa valeur, finalement, tient moins à sa définition qu’à ce qu’elle permet de discuter : les arbitrages entre accès au logement, marché et territoire.

 

 

Propos recueillis par Mikaël Dupuy Le Bourdellès.

Crédits photographiques : Juliette Pavy – POPSU, Terra©

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